Elle pétait sec. Un gaz resté coincé entre ses fesses, une parole non tenue, une pensée qui ne va pas jusqu’au bout de son intuition de départ. Un demi-pet, un demi-mot, une pensée avortée avant de pouvoir prétendre au titre de pensée. Sophie s’en voulait mais ça ne se traduisait pas explicitement en ces termes dans sa façon d’être. Étant tendance soupe-au-lait, je rongeais mon frein pour ne pas faire exploser le simulacre de bonne humeur qu’elle nous faisait vivre et auquel tous les quatre, nous nous prêtions bon an, mal an. Je marchais sur des œufs, et m’éclipsais dès que possible tantôt dans la lecture d’un bouquin, tantôt derrière la fumée de ma cigarette, l’une de ces deux options n’excluant pas l’autre. Mon abstention relative à cette comédie justifiait, entre autres reproches non-formulés que je ne peux qu’imaginer, son aigreur à mon endroit.
Lundi, le jour de notre arrivée sur la presqu’île, nous dûmes rencontrer, avant de poser bagages, deux des cousins de Sophie et l’une de leurs amies dans un bar situé sur le front de mer, les pieds presque dans le sable. Malgré ma bonne disposition, je ne tins pas le rôle qui m’avait été attribué par le démiurge agissant entre les deux oreilles de Sophie. Je fis quelques commentaires intempestifs — ou drôles — à propos de la presqu’île et du mauvais concert auquel nous avons eu droit à l’apéro qui posèrent les jalons d’un malentendu dont les termes ne firent qu’enfler. Ce malentendu ne serait-il pas bien antérieur à ce moment ? Poser la question est déjà y répondre. Un groupe de vieillards outillés d’instruments de musique faisait sonner la discordance de nos attentes respectives.
Sophie attendait un enfant, seule. Le géniteur de cet enfant et Sophie ne s’étaient jamais rencontrés. Seuls les spermatozoïdes de cet inconnu étaient parvenus via une fécondation in vitro à loger dans l’utérus de Sophie l’attente sur laquelle elle fondait ses fantasmes de maternité. De mon côté, je nourrissais le désir que Sarah et moi deviennent un jour parents. Sarah avait été enceinte de moi l’année passée. Sa grossesse fut écourtée brutalement par une fausse couche. Sophie était notre voisine, une amie d’amie de Sarah avant cela. La première fois que je la rencontrai, il y a quelques années, je la trouvai encombrée. Encombrée d’une façon d’être qui visait à camoufler ce qu’elle considérait d’elle comme inapproprié, inadéquat. Je la revis quelques fois, je n’en suis pas sûr, avant qu’elle emménage près de chez nous. Un soir, cela devait être peu de temps avant ou après son emménagement, nous avons passé une soirée tous les deux à discuter. Elle tomba le masque qui la rendait jusque là insipide à mes yeux et je rencontrai une femme intelligente, belle et drôle. Elle ne me laissa pas indifférent. Les échanges vifs avec une jolie femme attisent mon désir. Sarah, entre toutes, en étant la cause quotidienne, je n’avais pas, et n’ai toujours pas, l’intention de compromettre notre amour et la confiance que Sarah me fait, pour une partie de jambes en l’air. Ce soir-là, Sophie rentra seule dans ses pénates, et l’attraction physique que nous avons pu éprouver l’un pour l’autre ne fut pas consommée. Jusqu’au jour où j’écris ces lignes, elle ne l’est toujours pas. Elle a cédé la place à une amertume entre nous. Non pas que nous aurions des regrets de cette chasteté — je n’en ai pas et je me garderai bien de penser qu’elle en a —, non, je suppose qu’elle me tient rigueur d’autres choses : des reproches qui ne me sont pas connus car elle ne me les a pas formulés, ces non-dits étant précisément ce qui m’interdit toute sympathie pour elle depuis quelque temps. Ce séjour sur la presqu’île a cristallisé les symptômes de cet interdit.
C’est là que je fis le tour de trop.