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Je me croyais nu, à nu. Que mon intimité la plus profonde, mes pensées les plus secrètes, mon histoire, telle qu’elle se raconte dans la mythologie et dans la légende du huis-clos de mon cerveau, étaient sues de tous. N’importe qui et tout un chacun, lorsque nous nous rencontrions, me donnait le sentiment qu’il en savait long sur moi et qu’il ne m’abordait jamais innocemment, que son savoir à mon propos était exhaustif et que ses paroles visaient à me manipuler, que nous participions à un jeu de dupes, dont nous n’étions pas dupes ; moi sachant qu’il savait tout de moi, feignant d’ignorer qu’il savait tout de moi, et lui feignant d’ignorer qui j’étais. J’étais surpris et soulagé lorsqu’il manifestait une surprise qui me semblait sincère en apprenant quelque chose à mon propos. Les productions les plus délirantes et les plus honteuses de mon psychisme me semblaient non seulement être sues de toutes et tous, elles étaient également un centre d’intérêt partagé par beaucoup, un sujet de conversation à la mode. J’étais prisonnier de cette idée folle que le monde tournait autour de ma personne, que la réalité était un miroir de mes délires paranoïdes. J’étais l’acteur mégalomaniaque d’une mise en scène dont j’étais le héros dans laquelle se jouait la partition de mes pensées honteuses. La technologie (téléphone, ordinateur) était la complice et le bourreau de cette mise en scène, le média par lequel ma vie n’avait de secrets pour personne et faisait de moi l’instrument d’une réalité pervertie où l’immatérialité de mon intimité prenait la forme d’un buzz permanent et d’une fascination fascisante à mon endroit. L’intangibilité de ce réel trouvait les preuves de sa vérité dans mille signes qui corroboraient l’exactitude de mon délire. Mon activité psychique multipliait son intensité jour après jour, si bien que je ne dormais presque plus. Bientôt, j’entendis des voix parvenues de la rumeur du monde et de son tohu-bohu, ajoutant à la sensation extrêmement envahissante de mon délire, l’idée paranoïaque et messianique que j’étais le dépositaire et le responsable de la souffrance du monde et qu’il m’incombait de le sauver.