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Si le marché de la rencontre entre célibataires ne date pas du développement des technologies numériques – en France, les premières agences matrimoniales apparaissent dès le début du 19e siècle –, l’essor d’internet en a généralisé l’accès. La profusion des sites de rencontre permet désormais de consulter, en quelques clics sur son téléphone, des catalogues inépuisables de partenaires potentiels. Philippe Lefebvre souligne ici l’incidence psychique de cet état de fait, où se mêlent réification et addiction aux shoots de renarcissisation[1].

Que les algorithmes des applications de rencontres soient conçus de façon à perpétuer les mécanismes de reproduction sociale propres à la mise en couple — je renvoie ici à la lecture des sociologues Pierre Bourdieu, Eva Illiouz ou plus récemment Marie Bergström —, c’est là leur moindre mal. Le marché amoureux ne les a pas attendus pour se réguler en fonction — en partie, tout du moins — des déterminismes sociaux propres aux sujets qui le composent. Ce qui semble inédit avec ces nouveaux modes de rencontre c’est leur incidence psychique sur leurs usagers.

D’abord, le décor : des hommes et des femmes, dont les profils s’affichent sur l’écran d’un téléphone comme des produits sur un catalogue, se « likent » et se « dislikent » en fonction de leurs critères subjectifs. Lorsqu’il y a réciprocité du like (« crush » ou « match »), un « chat » entre les deux partenaires est rendue possible par l’application. Ce que l’ère numérique fait au langage, y compris dans ce domaine, est peut-être bien à la racine du mal dont il est question ici.

Pour n’importe quel produit de consommation disponible en rayon d’une boutique ou d’un supermarché, l’emballage est pensé pour que son contenu soit désirable par le consommateur. L’être qui affiche son profil sur ces nouveaux supermarchés matrimoniaux est invité à se présenter comme un produit dont l’emballage doit plaire. Ce que cet être va mettre en scène de lui-même, les références culturelles, les codes sociaux qu’il va mettre en avant, selon sa subjectivité, va conditionner sa réussite ou son échec à récolter des likes pour amorcer, peut-être, le début d’une rencontre. Cet être devra se « marketer » pour susciter l’attention des autres membres de l’application, comme la réclame et le marketing se chargent de le faire pour un produit de consommation. Cette présentation, qu’elle se résume à quelques photos, à une description lapidaire, ou à une tentative littéraire, n’est pas chargée des mêmes enjeux pour chacun mais sera investie de facto comme un prolongement virtuel de soi, dont il s’agit de faire en sorte que l’image ne s’en retrouve pas dégradée, mais bien plutôt qu’elle en ressorte narcissisée. Renarcissisation subjective et renflouage de l’ego dont l’autre est le support et dont la jouissance éphémère et précaire agit sur le psychisme comme une drogue. Certains vont se morfondre de leur manque de retours positifs quand d’autres seront tentés de souscrire à la jouissance narcissique que leur procure leur succès au point d’y devenir accroc et d’être amené de façon insidieuse à rester sur l’application pendant très longtemps, des années, tout en multipliant les contacts et les rencontres éphémères. Les entreprises à l’origine de ces applications ne sont pas philanthropes : comme toute entreprise dans un système économique capitaliste, leur but est le profit. Ce qu’elles vendent, leur produit d’appel, c’est leurs membres inscrits. Elles ont donc tout intérêt à faire en sorte de les y retenir — autrement dit qu’ils n’y trouvent pas ce qu’ils sont venus y chercher. L’écriture de l’algorithme est pensée de façon à rendre addict à l’application, que ce soit par un système de points qui indique la popularité du profil, par les likes reçus, par le type de profils que l’application va proposer en priorité après une période d’absence ou par l’illusion entretenue que le profil suivant sera « mieux » que le précédent (le fameux « zapping »).

Quand deux membres du catalogue se likent réciproquement, une conversation peut commencer. L’échange, plus ou moins investi, plus ou moins laborieux, du fait de la temporalité même de ce mode de communication, dont la caractéristique principale réside dans l’illusion de la présence du partenaire alors que celle-ci est virtuelle, donnera lieu bien souvent au silence du « ghosting », ou à celui du « fire-dooring » (porte coupe-feu : relancer plus ou moins consciemment son partenaire au moment où il est sur le point de se lasser d’un silence prolongé), à de l’attente inquiète. L’espace de conversation, un écran, qui occulte la réalité physique et psychique du correspondant, et la temporalité virtuelle des échanges écrits conduisent à tout un tas de déconvenues et de déceptions, qui engendrent lassitude, dépréciation de soi, souffrance. Que le prochain renflouage narcissique viendra compenser.

La responsabilité des échecs à rencontrer le partenaire qui fera quitter définitivement l’application est souvent imputée soit à soi-même, soit au partenaire de l’échange concerné, rarement au fonctionnement de l’algorithme ou à la nature même de l’application, pensés comme une drogue : drogue qui appuie sur les défaillances narcissiques de leurs usagers, et de laquelle il est difficile de se sevrer puisque l’image de soi, réduite à un vulgaire produit de consommation, tantôt flattée, tantôt dégradée, en est à la fois la cible, le support et le fonds de commerce.

[1] Rythmes douloureux et algorithmes : jeu de mots construit en changeant le i d’algorithme (mot provenant du nom du mathématicien à l’origine de leur découverte : Al-Khwârizmî) par un y : rythme. On obtient ainsi une racine qui serait grecque : « algorythme », « algo » signifiant douleur en grec.

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